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Le piercing... seulement une histoire de look?

Dans ses débuts Serge Gainsbourg chantait : « ... des p’tits trous, des p’tits trous, encore des p’tits trous ; des p’tits trous, des p’tits trous, toujours des p’tits trous ! » Cela illustre bien le piège du piercing. Pour les adeptes, cette pratique est une suite logique du tatouage. Ce dernier, largement entré dans les mœurs, a perdu da sa charge anticonformiste. « C’est fatal ; quand tu te passionnes pour le tatouage, tu tombes à un moment ou à un autre sur le piercing » explique un adepte du piercing.

La perforation d’un organe, serait-ce sous prétexte d’y accrocher un bijou, n’est jamais anodine, pas plus chez des peuples dits primitifs que pour les adolescents de nos sociétés postmodernes. Dans une société qui manque singulièrement de repères et de valeurs spirituelles, chaque génération se bricole efficacement des rites de passage qui en tiennent lieu. Dans un univers matérialiste où la science a supplanté la religion, le corps est sacralisé, la douleur refoulée. On est bien loin des marques initiatiques des sociétés sauvages, et pourtant la connotation magique du piercing perdure.

« Le piercing est une expérience spirituelle qui m’a appris à dissocier le corps de l’esprit. Comme une paix intérieure, le sentiment étrange de retourner d’où l’on vient. » (témoignage d’un jeune qui en a déjà fait une dizaine et qui veut continuer.)

Racines

Diverses formes de piercing sont pratiquées dans différentes tribus à travers le monde. A l’origine, la marque dans la chair est investie d’une intention magique ou mystique. Si les modalités varient selon les cultures, les époques et les lieux, il s’agit toujours de manifester sa foi en une instance supérieure, d’affirmer la présence de puissances surnaturelles dans la nature, l’existence et la finitude de l’homme. De telles marques ont parfois supplanté les sacrifices humains. Chez les Mayas, la transfixion  de la langue était un signe de soumission sacrificielle aux dieux ; aujourd’hui encore, la perforation rituelle des joues, en Inde et en Indonésie notamment, illustre la même dévotion aux puissances divines ; alors que les Papous se travestissent à la ressemblance de certains animaux magiques afin de se lier spirituellement à eux.

Le groupe inscrit symboliquement ses mythes originels et ses croyances dans la chair de chaque individu, à la manière d’un rappel permanent. La douleur et les privations liées à la plupart de ces cérémonies ont en outre une valeur incantatoire : les puissances surnaturelles sont appelées à se manifester en réponse à ces pratiques.

D’autres indices sont fournis par la localisation de ces marques, toujours situées à proximité des orifices naturels : l’oreille, la bouche, le nez, les organes génitaux, zones de contact avec le monde extérieur, zones dangereuses dont il s’agit d’interdire l’accès aux puissances du mal. Certaines parures ont ainsi valeur d’amulette, visant à préserver leur porteur des dangers et des maléfices, voire de certaines maladies.

En Suisse orientale: l’Ohreschuefe appenzelloise

Pour les appenzellois, le port de la boucle d'oreille masculine a valeur d'amulette : elle est censée protéger contre les maladies des yeux, renforcer la vue et apaiser les tempéraments irascibles. Aujourd'hui encore, elle n'est pas conçue comme un élément de décoration, mais elle demeure complètement empreinte de cette pensée magique. Si la partie inférieure, le Schumer, représente une cuillère à écrémer et fait allusion à l'élevage des vaches, le fermoir, constitué à l'origine d'un simple anneau, a été remplacé dès le début du 19e siècle par un serpent qui se mord la queue, ou Ouroboros. Il symbolise un cycle d'évolution refermé sur lui-même. Ce symbole renferme en même temps les idées de mouvement, de continuité, d'autofécondation et, en conséquence, d'éternel retour. La forme circulaire de l'image a donné lieu à une autre interprétation: l'union des divinités de la terre, figurées par le serpent et du monde céleste, figuré par le cercle. Dans certaines représentations, l'Ouroboros serait moitié noir, moitié blanc. Il signifierait ainsi l'union de deux principes opposés, soit le ciel et la terre, le bien et le mal, le jour et la nuit, le yang et le yin chinois et toutes les valeurs dont ces opposés sont porteurs.

A part la circoncision, les grandes religions monothéistes interdisent le marquage du corps, créé à l'image de Dieu. La Bible, dans le Lévitique, prescrit: «Vous ne ferez pas d'incision dans votre chair pour un mort et vous n'imprimerez point de figures sur vous. Je suis l'Eternel ». A cause de ces interdits et de la constitution d'Etats centralisés, la pratique du tatouage et du piercing s'est limité en occident aux marginaux et aux asociaux. Le symbole d'intégration des sociétés primitives s'est mué en manifestation antisociale, le rite d'inclusion en rite d'exclusion.

La réapparition du tatouage en occident au 18e siècle passe d'abord par les bagnards, les marins, les légionnaires, les mauvais garçons et les filles de mauvaise vie, ainsi marqués du sceau de l'infamie. De même, le piercing est réapparu chez nous par les marins (ils avaient coutume de se parer l'oreille d'un nouvel anneau à chaque passage de l'équateur), les cercles fétichistes ou sadomasochistes, par des jeunes de certaines cultures musicales comme les punks, mais aussi par les motards, les milieux homosexuels et les adolescents en rébellion 1. Le piercing est souvent une manière d'exprimer une révolte ou un rejet des valeurs dominantes, de défier la société, tout en signalant l'appartenance à un clan, à une « tribu » contemporaine ; il peut aussi affirmer un sentiment érotique ou sceller une union par le sang. L'individu affiche sa place dans la hiérarchie de toute société par son comportement, ses vêtements et ses parures ; chez les punks comme chez les néo-primitifs, le piercing prend parfois un sens voisin de celui des sociétés sauvages, de signe distinctif d'appartenance à un groupe plus ou moins marginal. Il n'est heureusement pas aussi définitif et indélébile que les marques des sociétés sauvages, mais surtout il relève d'un choix personnel et non plus de la seule logique du groupe.

La diffusion du piercing en occident dans les années 80 et 90, doit donc son éclosion à trois groupes: les punks, les néo-primitifs et les milieux sadomasochistes.

Les punks

Il est difficile d’imaginer en 1975 que cette bande de jeunes un peu paumés de la banlieue de Londres serait à l’origine d’un mouvement de renommée mondiale, très prolifique et créatif, qui allait influencer durablement la musique, la mode, le design et le cinéma.

Rois du bricolage, les punks  bidouillent leurs accoutrements avec beaucoup d’imagination et de cynisme : vêtements déchirés, tenues en sacs poubelles, chaînes à vélo, attirail sadomasochiste, bottes à pointes d’acier, cuirs cloutés, ceintures à pointes et colliers de chiens, épingles de nourrice dans le nez, les joues ou les sourcils, croix gammées, lames de rasoir et autres crucifix accrochés à l’oreille, crêtes iroquoises aux couleurs flamboyantes, sans oublier le rat sur l’épaule ! Ils sont rendus méconnaissables à force de lacérations, de perforations et d’assemblages hétéroclites. A l’opposé du naturel prôné par les hippies, les punks arborent ostensiblement les ordures de la société de consommation, pour signifier le refus de ses valeurs. Le piercing suggère la sauvagerie, manière cynique d’insinuer qu’elle est chez nous et non pas chez les peuples dits primitifs ; il fait aussi référence, avec les accessoires sadomasochistes, aux perversions, aux déviances, à l’obscénité, à la rébellion, à la violence et au déni de soi... toutes choses qui sont très dérangeantes et choquantes à dessein pour notre société bourgeoise et évoluée de cette fin de XXe siècle.

Il faut aussi voir que les punks ont été les porte-parole d’une génération qui a fait les frais de la crise économique et du chômage : désillusionnés et tout aussi déchaînés, si pas plus que les groupes punk rock qu’ils adulent, des jeunes disaient leur désespoir avec le No Future des Sex Pistols, par exemple. Par la suite, le mouvement punk a évolué et s’est diversifié en différents courants... jusqu'à nos jours.

Les néo-primitifs

Ils désignent, en occident, les adeptes contemporains les plus extrémistes de modifications corporelles ancestrales : piercing, tatouage, scarifications, branding (marquage du corps au fer rouge) ; ils se réclament des traditions de peuples primitifs.

Dans les années 70 sur la côte ouest des Etats-Unis, un petit noyau d’individus (issus pour certains des milieux sadomasochistes, mais revêtant la journée un costard tout à fait convenable) partagent une même fascination pour les modifications corporelles et les rites de certaines tribus sauvages, mais aussi pour le bizarre, l’étrange et le pervers. Ils sont à l’origine de la version propre et aseptisée du piercing, et de son déferlement actuel. Parmi les principaux protagonistes de l’époque, on peut citer un multimillionnaire américain excentrique, quelques hommes-grenouilles, un encadreur de tableaux et un fakir américain fasciné par les mœurs tribales s’exprimant dans le corps, qu’il découvre dans le National Geographic.

La demande augmentant, des salons pratiquant le piercing et vendant des bijoux adaptés (spécialement aux organes génitaux) s’ouvrent dans plusieurs grandes villes des USA, puis d’europe. Ceux qui fréquentent ces salons sont souvent assez marginaux: les adeptes du sadomasochisme, les héritiers des punks, du hard rock et de la techno, les skinheads, les grunges et les gothiques, les milieux gays et les motards, les squatters et les toxicomanes. Pour certains, le piercing est un prolongement naturel du tatouage; ces deux types de décoration sont d’ailleurs souvent liées.

Contrairement aux punks qui exprimaient leur désespoir au travers du piercing, les néo-primitifs le considèrent comme un embellissement, un enrichissement émotionnel, spirituel et sexuel. Il s’agit, disent-ils, de faire du corps une œuvre d’art, sanctifiée par le sang et d’étranges stygmates.

En résumé, c’est un étrange mélange de primitivisme, de sadomasochisme et de prétentions esthétiques, derrière lesquelles on peut reconnaître une perversion singulière et des tendances pathologiques à l’automutilation, le tout déguisé en mouvement culturel.

Les milieux fétichistes ou sadomasochistes

Depuis un certain temps déjà, la mode s’est emparée des accessoires et de l’imagerie agressive du sadomasochisme: corps moulés de cuir et de latex, étranglés par des corsets et des lanières, décorés de piercings et de tatouages, cravaches et talons invraisemblables. Les panoplies de la domination ont quitté les salles de torture, les asiles psychiatriques et les salons feutrés pour s’infiltrer dans la rue et les défilés... ou quand les signes du pathologique sont adulés comme le comble du chic !

La mode fétichiste est l’héritière de trois révolutions: en premier, celle des mouvements féministes dans les années 60, qui dénoncent l’image de la femme-objet, revendiquent leur place avec colère et entrent dans des luttes de pouvoir ; ensuite, celle du mouvement homosexuel qui jette le trouble, oblige à repenser la sexualité, bouleverse les repères et répand l’androgynie. Enfin, dans les années 70, la mode s’imprègne d’érotisme pervers et de toute une imagerie sadomasochiste ; de nombreux stylistes se font alors un peu partout un nom dans le genre fétichiste. Un des attraits du sadomasochisme, c’est qu’il évite les luttes de pouvoir entre hommes et femmes en leur substituant la dualité domination/soumission, maître/esclave, qui n’est pas déterminée par les sexes.

Depuis 20 ans, le phénomène n’a cessé de s’amplifier, une multitude de clubs fétichistes ont vu le jour et ont contribué à la diffusion de l’imagerie sadomasochiste parmi une foule grandissante de curieux,... qui n’en adoptent pas forcément les pratiques ; ils en adorent surtout le look, avec pour conséquence une banalisation du piercing, du tatouage et des looks pervers et l’abandon des derniers tabous les concernant. Depuis quelques années, les gays, sadomaso et autres love parades fleurissent un peu partout dans les grandes villes, rendant très visible diverses perversions, le flou de beaucoup de repères, bref le malaise ambiant de nos sociétés.

Justement, avec notre manque de valeurs spirituelles et de repères, l’idée ancestrale que pour «Etre» il faut paraître, et que pour paraître il faut souffrir, fait son chemin. Sur le plan physique, certains se paient des chutes de tension vertigineuses, d’autres tournent de l’œil. Tout le monde s’accorde à le reconnaître : le piercing est douloureux, ennuyeux, compliqué à gérer. Il faut prendre un soin jaloux de ses bijoux, observer une hygiène irréprochable, combattre les infections, éviter parfois les vêtements ajustés, le tabac, le maquillage et autres substances irritantes, s’abstenir dans certains cas de relations sexuelles. Ceux qui se font percer la langue en sont réduit à ingurgiter des purées et autres petits pots destinés aux porteurs de dentiers ou aux nourrissons... sans parler des problèmes spirituels dus aux racines du piercing.

Le jeu en vaut-il vraiment la chandelle?

Alain et Anne Kreis (d’après le livre "Piercing, Rites ethniques, pratique moderne" de Véronique Zbinden)

 

  1. L’anneau porté à l’oreille droite est devenu un signe de reconnaissance des milieux homosexuels. De même, le bijou narinaire des prostituées indiennes sera adopté par certains groupes hippies, souvenirs de pèlerinages à Katmandou.
  2. Fétiches : objets possédant un attrait sexuel éclipsant l’érotisme du corps humain.

 

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